Chapitre XVI
« Qu'allons-nous faire en premier ? » murmura Waldron à Gréta, et sa réponse fut immédiate.
« Aller voir Bennett... quoi d’autre ? »
Il l’interrogea alors qu’ils étaient déjà dans le même grand couloir qui avait été leur première vision de la maison. « N’est-ce pas risqué ? Nous ne voulons pas attirer l’attention de Radcliffe sur lui.
— Nous savons avec certitude que, d’une façon ou d’une autre, il existe une relation entre Radcliffe et Bennett. Rappelle-toi qu’il s’est dirigé tout droit sur Radcliffe a la Cité des Anges. Il est plus probable que cette relation va s’établir et que ce n’est pas encore fait. A moins qu’ils ne se soient rencontrés depuis le dernier rapport de Bennett; à ce point du temps ils ne se connaissaient pas encore. »
Entendre résumer si brutalement la paradoxale réalité de la situation fit tinter le sang aux oreilles de Waldron. La pression noya presque le reste des arguments de Gréta.
« Bennett va être... heu... déplacé. Il se peut aussi qu’il soit déjà engagé dans les actes qui vont le conduire à cela. Nous ne devons pas manquer l’occasion de le rencontrer, sous prétexte que Radcliffe pourrait se poser des questions sur moi, si je suis bien la personne que je prétends être. »
Implacable logique. Waldron haussa les épaules et s'immobilisa à la fin du couloir. « Où penses-tu qu'ils ont mis la voiture ? Et ont-ils l'essence qui convient sur le Territoire ?
— Peut-être pas, mais les francs-trafiquants n'en manquent jamais. Grady passe des contrats avec les grandes compagnies comme un dictateur sud-américain. Regarde, voilà quelqu'un à qui nous pouvons demander où est la voiture. » Gréta poussa une porte et héla un serviteur qui passait.
Il leur fallut presque une heure de recherches pour repérer l'adresse de Bennett, telle que Gréta la connaissait; il leur fallait donner l'impression de tomber dessus par hasard, de crainte qu'en demandant directement le chemin, la nouvelle n'en parvienne jusqu'à Radcliffe. C'était le seul bâtiment d'un ensemble de quatre résidences qui avait survécu au passage des armées démentes. C'était une vision incongrue en contraste avec les trois autres, si proches: peinture neuve et verre éblouissant contre murs noircis et sans fenêtre.
« Tu es certaine que c'est ici ? dit Waldron à voix basse en garant la voiture.
— Certaine. Regarde, quelqu'un vient à notre rencontre. Il vaut mieux que ce soit toi qui lui parles. »
Waldron acquiesça, serrant par réflexe l'objet extraterrestre qu'il avait une fois de plus retrouvé dans sa poche lorsqu'il s'était habillé le matin. Amulette ou non, sa présence était réconfortante, comme un mémento de son ancienne vie et de son ancien foyer.
De la porte principale du bâtiment sortit un grand Noir en survêtement brun avec un nom brodé sur la poitrine. Il portait une ceinture de cow-boy avec un 45. Lorsqu'il s'approcha, Waldron vit que le nom brodé était celui de bennett.
« Heu... est-ce que monsieur Bennett est chez lui ? » dit-il en descendant la vitre de la porte avant de la voiture.
« Possible, admit le Noir d'un air fatigué. Ça dépend qui le demande ?
— Voulez-vous lui donner ceci ? Je pense qu’il nous recevra lorsqu’il l’aura lu. » Waldron tendit une enveloppe; elle contenait un bout de papier sur lequel Gréta avait griffonné le nom de code de trois départements scientifiques.
Le Noir prit l’enveloppe et rentra dans le bâtiment. Pendant l’attente, Waldron leva les yeux et vit qu’à trois fenêtres des hommes les guettaient attentivement.
« Ils n’aiment pas trop les étrangers par ici, dit-il.
— Je vois ce que tu veux dire, chuchota Gréta. J’ai l’impression d’être au bord d’un précipice. Comme si un meurtre allait être commis d’un moment à l’autre. »
Aucun d’eux ne parla jusqu’au retour du Noir qui les invita sèchement à le suivre.
Ils trouvèrent Bennett dans un salon luxueusement meublé et décoré : un homme de taille moyenne, bien habillé, avec des cheveux de paille et des yeux d’un bleu délavé. Une pensée horrible traversa l’esprit de Waldron : c’est donc ça leur couleur avant qu’ils ne deviennent comme des cerises !
Ils étaient venus voir un homme mort et n’osaient lui annoncer la sentence. Waldron était immensément soulagé que ce soit à Gréta de parler.
A l’instant où la porte se referma sur le Noir qui les avait escortés, Bennett explosa.
« Alors vous êtes Gréta Delarue ? Ils m’ont dit de m’attendre à votre visite. Mais qu’est-ce que vous fichez ici ? Je suis dans une position suffisamment difficile sans interférence extérieure gratuite ! »
Sans attendre leur réponse, il leur montra un siège d’un air furieux et s’assit lui-même. « Qui est l’impatient salaud qui est derrière tout ça ? continua-t-il. Orlando Potter ? Il fourre son nez partout, je ne le sais que trop. J'ai dit qu'il me fallait au moins un an pour consolider ma position. J’ai dit que c'est probablement la précipitation, qui a perdu les deux agents qui m’ont précédé. Ici, je suis dans les souliers des morts, bon Dieu ! Il n'y a que quatre mois que je suis là et vous foncez comme un troupeau de bisons en laissant une piste que même un cerveau de mouche pourrait déchiffrer ! Ai-je raison pour Potter ?
— Oui, dit Gréta d'une voix tendue, assise très droite sur le bord de son fauteuil, les jointures des mains toutes blanches.
— J'en étais certain. Ce salaud a la langue bien pendue et son Comité d'urgence et toutes ces saloperies... Écoutez, il n'y a peut-être pas longtemps que je suis sur le Terrain, mais pourtant assez pour avoir compris une chose : toutes ces satanées “mesures d'urgence" sont de la poudre aux yeux. Des contes de fées pour faire croire aux gens que nous pouvons faire comme si les extra-terrestres n'existaient pas et que le monde va se remettre à l'endroit. » Il renifla avec mépris. « Bon Dieu ! c'est bien possible, je dois l'admettre. Ils s'installent tranquillement et nous ignorent, sauf lorsque nous les attaquons, et, même dans ce cas, font-ils vraiment attention à nous, ou se contentent-ils de mettre un peu plus de pesticides ? »
Bennett devait mijoter cela depuis longtemps, décida Waldron. Il échangea un coup d'œil avec Gréta dont le sourcil froncé lui fit comprendre qu'ils devaient laisser Bennett s'épancher avant d'essayer de discuter.
Se carrant dans son fauteuil, il examina la pièce pendant que Bennett terminait sa tirade. Selon sa couverture, Bennett s'était présenté comme un ancien assureur. Il était de notoriété publique que les assurances s'étaient effondrées après l'arrivée des extraterrestres. Il était, en fait, un physicien qui avait déjà fait une bonne carrière dans la recherche, et il restait peu de ces savants parce que beaucoup d’universités et de grands laboratoires se trouvaient situés dans les régions frappées par les retombées radioactives. Ses ordres lui enjoignaient de demander une licence de franc-trafiquant — c’est Grady qui les délivrait — et d’acheter tous les artefacts qu’il pourrait trouver — avec les fonds du gouvernement — pour essayer de compléter le seul mécanisme extra-terrestre tombé entre les mains humaines et dont les fonctions paraissaient compréhensibles, ou sinon ses fonctions, du moins l’ordre dans lequel les pièces devaient être assemblées.
Il s’était bien débrouillé. Plus même, il avait fait preuve d’un talent considérable pour son nouveau rôle. Il contrôlait le bâtiment qu’il habitait, avait une équipe d’une vingtaine de membres, et — comme le montrait à l’évidence le luxe de son habitation — il jouissait d’une existence très confortable après un temps remarquablement bref.
« Nous arriverions à quelque chose si nous observions un ordre dans les priorités ! déclara-t-il. Je l’ai dit et redit dans mes rapports. Nous gâchons nos ressources scientifiques en les déployant si largement. J’ai vu sur le Terrain certaines importations qui m’ont rendu malade. Des T.V. couleur avec écran géant ! Des presse-purée électroniques ! Des armes ! Mon Dieu ! Grady lui-même vient de s’acheter un ordinateur pour jouer aux échecs ! Ce genre de choses détourne des capacités précieuses de la seule chose à laquelle nous devrions nous consacrer : l’étude des extra-terrestres ! »
Il se dressa et se mit à marcher de long en large. « Me voilà ici, à travailler tout seul, je n’ai même pas la possibilité de savoir si d’autres agents fédéraux sont sur le Terrain, et je vois des gens qui font du commerce avec des objets qui pourraient nous fournir des informations utiles. Les scientifiques des grandes firmes ne me gênent guère. Je suis même ami avec bon nombre d’entre eux. Je sais que ce qu’ils achètent se retrouve dans des labos bien équipés, bien que leurs patrons espèrent faire fortune avant que ces objets ne dévoilent leur secret. La situation est ridicule. Ils ont fait passer cette loi qui dit que les objets extra-terrestres sont propriété fédérale et personne n’y prête la moindre attention. Il se peut bien que les diverses pièces d’un mécanisme en état de marche soient dans différents laboratoires. Mais ce qui me donne envie de me cogner la tête contre les murs, c'est de voir des salauds ignorants tels que Grady et Radcliffe et les autres se jeter sur tout ce qu'ils peuvent trouver pour le vendre tant qu'il se trouve un marché. L'autre jour j'ai sauvé quelque chose que je ne m'attendais pas à trouver avant un an de recherche. J'ai dit sauvé, car Grady aurait mis la patte dessus et l'aurait vendu comme bijou ! Mais c'est un objet en état de marche, bon Dieu ! et... »
Il s’arrêta court. « Je n’ai pas le droit de dire ça, se corrigea-t-il avec morosité. Nous ne savons même pas si ce que construisent les extra-terrestres fonctionne ou non au sens humain.
— Mais selon vos rapports, dit Gréta, vous pensez être sur le point de confirmer ce qu’ils font. »
Bennett hésita. Enfin, avec un signe de tête, il se rassit pour continuer.
« Je pense et j’espère que oui. Vous voyez, depuis le tout début de mon séjour ici, j’ai essayé de me mouler dans un système de références différent. J’ai essayé d’avoir une compréhension instinctive de nos relations avec les extra-terrestres. Un mathématicien serait beaucoup mieux adapté qu’un physicien comme moi, mais... Eh bien, voilà quelques semaines j’ai rêvé d’une chose que j’avais oubliée depuis mon enfance. Ma famille avait une maison de campagne dans les montagnes, et on a construit une nouvelle autoroute qui passait juste au fond de notre terrain. Le premier hiver où fut ouverte la route, il se produisit un accident mortel dans une pente verglacée. Ils ont trouvé un renard coincé dans les débris. Et alors ils ont abattu sa femelle et ses petits. Plus je pense à ce rêve, plus je pense que mon inconscient me dit quelque chose de très important. Je pense que ce qu'on appelle “cités " ne sont pas du tout des villes. Je pense que ce sont des centres de transport interstellaire. »
Gréta siffla. «Ça pourrait coller, dit-elle, les yeux dans le vide. J'ai lu des rapports qui parlent de fortes distorsions gravitationnelles — fortes par comparaison avec l'influence des marées, par exemple, bien qu'on ne puisse les détecter qu'avec des instruments ultra-sensibles.
— Si seulement ils pouvaient m'envoyer des rapports comme ça, éclata Bennett. Votre précieux monsieur Potter est toujours prêt à interférer avec mon travail, mais il ne fait pas grand-chose pour m'aider. Depuis que j'envisage cette hypothèse j'ai demandé des renseignements sur le schéma des couleurs des cités, parce que, si j'ai raison, il doit exister des cycles récurrents et peut-être une certaine synchronisation entre les différentes cités de la Terre. Mais impossible d'avoir une réponse.
— Ce n'est pas très surprenant, répliqua Gréta. Je veux dire que c'est une aubaine que nous puissions nous rendre si près de cette cité. En Russie, Buishenko abattrait le premier scientifique qui essayerait de le faire. De même, Neveira au Brésil, avec en plus, une épaisse forêt vierge sur le chemin, tandis qu'en Australie...
— Je sais, je sais ! soupira Bennett. Un désert sans eau. Et dans l'Antarctique, il n'y a absolument personne. Enfin, lorsque nous aurons convaincu les gens qu'une chance existe de comprendre ce que font les extra-terrestres, on agira peut-être. Et avec de la veine, cette action se produira sous peu. »
Waldron se raidit. Comme Gréta, qui dit : « Et cela a un rapport avec cet objet en état de marche que vous venez de mentionner ?
— Exactement. En sous-sol, dans ma chambre forte — c'est une chambre forte, bien sûr, et tout le monde suppose que ce n’est rien de plus alors qu’en fait c’est un joli labo. Mais je suis obligé d’y travailler à la bougie parce que consommer de l’énergie pour des lampes, en plus de ce qui est nécessaire pour mes instruments, pourrait attirer l’attention... Bon, ici même j’ai... »
Une sonnerie. Automatiquement Waldron et Gréta cherchèrent un téléphone des yeux. Il apparut qu’il était dissimulé dans le dos de la chaise de Bennett. « Qu’est-ce que c’est ?
La vigie de la rue Anne, monsieur Bennett. Deux grosses limousines viennent par ici. Des Mercedes comme celles de Den Radcliffe... Oui, ce sont bien les siennes. Je viens de les voir très nettement. »
Bennett sursauta. « Radcliffe ! Que diable peut-il vouloir ? A moins que... Oh, non ! » Il se redressa immédiatement.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Waldron.
Si Radcliffe a entendu parler de l’objet que j’ai acheté... Il était trop précieux pour que j’en parle à Grady, vous voyez, et je n’ai donc pas payé la taxe. Cela aurait été la fin de ma couverture s’ils avaient commencé à se demander pourquoi je ne le revendais pas. J’espère que ce n’est pas ce qui l’amène. Il ne manque pas de porcs sur le Territoire — comme Grady, par exemple —, mais Radcliffe, lui, c’est un rat, et il est déterminé à renverser Grady et peu importe qui doit être écrasé au passage. Vous avez entendu parler de lui, je suppose ? »
Waldron et Gréta se regardèrent. « Nous... nous le connaissons, dit Gréta, c’est précisément parce qu’il a décidé d’engager Jim que j’ai la couverture dont je me sers.
— Vous travaillez pour lui ? » Bennett était devenu mortellement pâle. « Alors dehors et vite ! Avant qu'il ne soit en vue du bâtiment et qu’il vous reconnaisse, vous ou votre voiture ! Bon Dieu ! je savais que c'était la pagaille quand vous m’avez dit que Potter était derrière tout ça, et maintenant j’ai Radcliffe sur le dos à cause de vous !
— Nous nous sommes assurés que nous n’étions pas suivis ! proclama Waldron. Et nous avons vérifié qu’il n’y avait pas de micros dans la voiture !
— Au diable les excuses ! Dehors, tous les deux ! Allez vous faire voir, et ne revenez pas ici, ou je jure que mes sentinelles ouvriront le feu ! »